L’ancien bras de la Meuse devenu boulevard de la Sauvenière

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Les flèches que j’ai ajoutées sur cette gravure de 1649 indiquent le cours principal de la Meuse, qui coulait à l’époque à l’emplacement de l’actuel boulevard Piercot. Un bras secondaire du fleuve délimitait le quartier de l’Île (l’Isle) ; la portion comprise entre le pont d’Avroy (1) et le pont d’Île (2) était appelée le canal de la Sauvenière.

  Si le bras de la Sauvenière est souvent qualifié de canal dans les documents anciens, c’est parce que son cours naturel a été aménagé par l’homme dès la fin du Xe siècle.

Dès 980, l’évêque Notger reçoit de tels pouvoirs de la part de l’empereur germanique Otton II, qu’il devient un chef temporel puissant, à la tête d’une importante principauté épiscopale. Ce premier prince-évêque de Liège entreprend de conférer à sa ville un statut digne d’une capitale, en se lançant dans une politique de grands travaux, commençant par l’édification d’un nouveau palais épiscopal et d’une somptueuse cathédrale en l’honneur de saint Lambert.

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En Outremeuse à Liège, le géant Notger fait partie depuis 2008 du cortège folklorique du 15 août.

 

 

La peinture ci-contre représente Notger ; elle est exposée dans le palais provincial
de Liège ; elle est 
l’œuvre du peintre belge Barthélemy Vieillevoye (Verviers 1798-Liège 1855), premier directeur de l’Académie des Beaux-Arts fondée en 1835.

 

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Notger désire développer le quartier de l’Île, où son prédécesseur Éracle a érigé la collégiale Saint-Paul, et où lui-même vient de fonder la collégiale Saint-Jean. Il faut assainir ce quartier insulaire, inhabité dans sa plus grande partie à cause des crues fréquentes qui le maintiennent fort marécageux. Le bras de la Sauvenière qui le circonscrit voit son lit rectifié et approfondi, pour réguler les inondations et favoriser la navigation jusqu’au cœur même de la cité.

  Notger est également célèbre pour avoir entouré Liège, dès 983, d’une imposante muraille. Le canal de la Sauvenière, au pied de la colline du Publémont* sert de fossé défensif à ce rempart.

* Du latin « Publicus Mons » (la montagne publique), colline occidentale de Liège, où se trouve la basilique Saint-Martin, dont la construction est initiée en 965 par l’évêque Éracle, qui rêve d’établir le centre de la cité sur cette hauteur, site qu’il estime abrupt et rassurant, à l’abri des inondations et des menaces d’invasion guerrière que la Meuse lui fait redouter.

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Le dessin qui suit donne un aperçu des fortifications de Liège au XIe siècle (il est extrait de l’ouvrage « Histoire de la Principauté de Liège racontée aux enfants », publié par Yves Bricteux aux éditions Desoer Liège). Au-dessus à gauche, surplombant le canal de la Sauvenière, on aperçoit la basilique Saint-Martin. Les trois fossés qu’enjambent des ponts, de gauche à droite, sont devenus le Thier de la Fontaine, les escaliers de la rue de la Montagne et la rue Haute-Sauvenière :
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Le nom « Sauvenière » (« Sav’nîre » en dialecte wallon) proviendrait du mot latin « sabulonaria », qui évoque l’exploitation du sable. En effet, les travaux gigantesques ordonnés par Notger, notamment ceux concernant les remparts, impliquent d’ouvrir le flanc de la colline, avec l’opportunité d’en extraire du sable en grande quantité.

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Le flanc de la colline ! Il est certes fantaisiste sur cette gravure, l’une des plus anciennes représentant Liège, due au XVIe siècle à Lodovico Guicciardini (Louis Guichardin), gentilhomme florentin établi à Anvers. Le Publémont y prend l’allure d’un pain de sucre, mais on aperçoit bien, au bas de ce relief exagéré, le quartier de la Sauvenière, avec une rue parallèle au canal, nommée Basse-Sauvenière.

 

  Le quartier de la Sauvenière au Moyen Âge

La rue Basse-Sauvenière, de nos jours, est une ruelle étroite située à l’arrière des immeubles dont les façades donnent sur le boulevard qui a remplacé la voie d’eau. Il est donc difficile d’imaginer qu’elle constituait jadis un axe urbain principal, habité par des dignitaires ecclésiastiques, des notables politiques, des hommes de loi, des commerçants et artisans aisés.

Le quartier de la Sauvenière, au Moyen Âge, est un bourg autonome, une seigneurie enclavée dans la ville, placée sous l’autorité du prévôt de la cathédrale Saint-Lambert. Ses habitants jouissent de franchises et avantages particuliers, comme celui d’être exemptés de l’impôt. C’est au XIIIe siècle, au terme de bien des querelles politiques, que cesse cette situation privilégiée, avec l’annexion du territoire de la Sauvenière à la Cité de Liège.

Dès le début de ce XIIIe siècle, l’importance du quartier nécessite d’en renforcer la défense : l’enceinte notgérienne du Publémont est prolongée d’une fortification reliant Saint-Martin au canal de Sauvenière, avec l’établissement, dans la vallée, d’une tour crénelée et d’une porte fortifiée, dites des Bégards (voir autre article).

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Ci-dessus, le bras de la Sauvenière et la tour fortifiée des Bégards au Moyen Âge. Ci-dessous, le boulevard en 2007 (la flèche désigne la ruelle d’accès au site de l’ancienne porte des Bégards) :

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Le rôle économique du canal

Le cours canalisé de la Sauvenière, en permettant aux bateaux d’atteindre les abords de l’actuelle place Saint-Lambert, contribue au développement commercial de la cité. Cette gravure du XVIe siècle nous montre le port fluvial de la place aux Chevaux, devenue les places de l’Opéra et de la République française :

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Aux XVIe et XVIIe siècles, les autorités veillent toujours au bon entretien de la rivière, utile à la pêche et au ravitaillement. Il est punissable d’y jeter des immondices, et de fréquents curages maintiennent un débit suffisant pour assurer une navigation efficace et alimenter les divers biefs* en aval du Pont d’Île.

* Ces biefs (voies d’eau secondaires) actionnent des moulins. Les deux plus importants sont devenus les rues de la Régence et de l’Université.

La surveillance se relâche à la fin du XVIIIe siècle, probablement à cause des troubles politiques et militaires qui marquent la fin de l’ancien régime et l’annexion de la principauté de Liège à la France.

 

Le quai Micoud

Le canal de la Sauvenière, comme la rivière d’Avroy en amont, finit par présenter toutes les nuisances d’un égout à ciel ouvert. Le manque d’entretien a laissé s’accumuler les encombrements, et le débit du cours d’eau est souvent au plus bas. Les mois chauds, l’endroit dégage des odeurs insupportables et constitue un dangereux foyer d’infection à cause des ordures déversées par les riverains.

Dès 1801, sous le régime français, les autorités décident de diminuer la largeur du cours d’eau et d’assainir la berge de la rive gauche, en construisant un quai le long des façades arrière de la rue Basse-Sauvenière.

Les travaux commencent dès 1808, avec ordre, pour réaliser l’ouvrage, de récupérer des débris de l’ancienne cathédrale Saint-Lambert, à l’abandon depuis la démolition entamée en 1794 lors des événements révolutionnaires. Ordre aussi d’utiliser comme main-d’œuvre les prisonniers de guerre des campagnes napoléoniennes. La porte Saint-Martin, près de la basilique du même nom sur les hauteurs du Publémont, est également détruite pour fournir des pierres utiles à la construction de la nouvelle berge. Le quai portera le nom de son concepteur : le baron Charles-Emmanuel Micoud d’Umons, préfet du département de l’Ourthe.

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Le canal de la Sauvenière à la fin du XVIIIe siècle. Le bras de la Meuse, autrefois économiquement profitable, agonise dans les détritus et alluvions ! Le passage d’eau, de moins en moins fréquenté, vit ses dernières années.

 

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Le quai Micoud, le voici en 1812, sur la droite du document, avec les déversoirs des égouts dans le mur sans parapet qui soutient la chaussée. Les personnages, à l’avant-plan, se trouvent sur la place aux Chevaux. Le dôme, à gauche, est celui du couvent des Dominicains (emplacement de l’actuel Opéra royal de Wallonie).

 

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Peinture de Joseph Vuidar.

 

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L’aquarelle ci-dessus (cliquez sur elle pour l’agrandir) nous reporte en 1814. Les soldats qui défilent sur le quai Micoud appartiennent aux troupes prussiennes qui se préparent à affronter Napoléon à Waterloo.

En 1815, après la défaite de Napoléon et l’intégration de la Belgique au royaume des Pays-Bas, le quai Micoud est rebaptisé quai de la Sauvenière, appellation qu’il conservera après l’indépendance de 1830.

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Ce lavis de Charles Remont, d’après Henry Renardy, montre le pont d’Avroy en 1826 (voir autre article). Au-delà,  l’alignement d’arbres est le quai de la Sauvenière longeant l’étroit canal.

 

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Le quai et le canal de la Sauvenière (d’amont en aval), dessin réalisé par un voyageur anglais en 1824.

 

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Le quai et le canal dessinés par Joseph Fussell vers 1837 (les peupliers ont été plantés trois ans plus tôt) ; l’artiste présente tous les atouts d’un agréable lieu de promenade, fréquenté par les bourgeois aisés et les officiers en galante compagnie. Cette vision de l’endroit est idyllique, car la voie d’eau est considérée à l’époque comme un cloaque aux eaux nauséabondes, cause de maladies.

En 1833 déjà, il a été convenu de voûter cette partie du bras de la Meuse, mais les travaux ne sont effectués qu’en 1844. Il ne subsiste rien de l’égout initial, dont voici l’aspect actuel (cliquez ici pour ouvrir un plan d’égouttage actuel, avec une croix à l’emplacement de cette photo) :
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Les débuts du boulevard de la Sauvenière

Le canal de la Sauvenière transformé en égout de grande section, le terrain gagné en surface permet d’élargir la chaussée et de créer une vaste allée de promenade, qui prend officiellement, en 1848, le nom de boulevard de la Sauvenière.

À cette époque, la ville de Liège bénéficie de l’essor économique de son bassin industriel, où prospèrent sidérurgie et charbonnages. Elle a les moyens de pratiquer une politique d’urbanisme conquérant. La place Saint-Lambert s’affirme comme le nouveau centre stratégique de la cité, et les quartiers avoisinants connaissent d’importantes mutations destinées à les assainir ou embellir, avec la suppression de biefs inutiles et la création d’artères nouvelles. Dans ce contexte, la Sauvenière se doit, elle aussi, de faire peau neuve, en offrant à sa promenade tous les charmes d’un jardin d’agrément.

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Vue du boulevard au milieu du XIXème siècle, dans le sens d’écoulement de l’ancien canal, avec la basilique Saint-Martin sur la colline du Publémont. Des ormes ont été ajoutés aux tilleuls. Lieu de prédilection pour les piétons, avec des bancs dès 1864, la promenade est autorisée aux cavaliers qui font trotter leur monture.

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Derrière le mur de droite, du côté de l’ancien quartier de l’Île, il s’agit de jardins privés. La ville voulant rogner sur ces terrains pour créer une voie charretière bordée d’habitations, une longue bataille juridique l’oppose aux propriétaires, qui résistent en vain pour préserver l’intégralité de leurs biens.

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Le même endroit vers 1975.

 

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Le boulevard vers 1860, du côté de la place du théâtre. Le café Vénitien (à gauche) a été construit en 1855 sur l’emplacement de l’hôtel du baron de Floen-Aldercrona. Celui du Point de Vue (à droite) était déjà une taverne au XVIIe siècle, avec un relais de diligence. À l’époque du document, tous deux profitent de la clientèle qu’attirent la promenade et le théâtre royal tout proche.

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Le même endroit de nos jours.

L’évolution du boulevard après 1871 (les premiers tramways) fait l’objet d’un autre article.

 

 

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10 commentaires sur “L’ancien bras de la Meuse devenu boulevard de la Sauvenière

  1. Une documentation iconographique inimitable et irreiplaçable. Pour moi( 93 ans) : des souvenirs forts: La façade de la Meuse où se lisant aux élections de 1936 le triomphe ( éphémère,( Dieu soit loué) de Léon Degrelle 25% Rex vaincra? Le cinéma Crosly (Deana Durbin, Shyrlay Temple) où ,collégiens, on huait les actualités UFA sur les victoires allemandes. Le cinéma en face ( le nom m’échappe) avec les James Bond et l’historique  » Epopée de l’espace.Un oncle a habité dans les années 30 l’immeuble XVIIIe existant toujours où on entrait par la basse-sauvenière dans une cour digne du temps des carrosses. Merci pour cette belle heure de nostalgie.

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  2. Oufti…Qu’elle remonté dans le temps. Également de nombreux souvenirs, quant avec mon Papa nous descendions en Ville (1950). Le temps a fait sont œuvre, qu’elle ne serais pas la surprise de tous ces anciens de revenir aujourd’hui…Bof.
    Merci aussi de cette plongée nostalgique, à tous les niveaux.

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  3. Superbe travail qui me ravit (j’adore l’ Histoire et tout particulièrement l’ Histoire de la Principauté de Liège). Bravo et … Merci.

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